Tuesday, November 13, 2012

11/30 Deuil et mélancolie postcoloniale (Butler, Gilroy, Levinas)

Séminaire de Recherche transversale
"Mémoires dominées et créations critiques
dans les sociétés post-traumatiques"

Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs - Centre d'Anthropologie Sociale –
Cultures Anglo-saxonnes – Patrimoine, Littérature, Histoire – Lettres Langues et Arts

 
Séance du 30 NOVEMBRE 2012
Deuil et mélancolie postcoloniale
11h00-13h00, Salle OBM4 (derrière la Maison de la Recherche)


Coordination de la séance : N. Ajari, H. Bentouhami, G. Sibertin-Blanc (ERRAPHIS)
11h. Guillaume Sibertin-Blanc – « De la nécropolitique à la mélancolie postcoloniale : comment faire le deuil de la puissance ? »
11h30. Hourya Bentouhami – « Apparition et disparition : les visages et les noms de la nation (Butler, Gilroy, Levinas) »
12h-13h : Discussions
 
            Deuil et mélancolie sont le symptôme de la fin d’un monde, de l’effondrement d’une présence dans laquelle chacun se trouvait comme prolongée. C’est à ce titre symptomatique que ces deux situations font souvent l’objet d’une confusion, tant ces deux termes renvoient à la perte d’un objet aimé. Et pourtant, comme l’indiquait Freud, le savoir de la perte n’est pas le même dans les deux cas, l’endeuillé étant inséré au sein d’un rituel reconnaissable de détachement par rapport à ce qui a été perdu, alors que le mélancolique est celui-là, inconsolable per se, qui ne sait pas ce qu’il a perdu et qui retient par conséquent la mémoire d’une grandeur dont il n’a pas le souvenir propre. L’enjeu d’une approche politique de la tension existant entre ces deux termes est de taille dès lors que ceux-ci engagent les conditions de narration d’une mémoire collective, en même temps qu’ils permettent de comprendre les processus par lesquels certaines formes d’altérisation sont produites dans le discours de la nation. Comprendre les phénomènes de la nation, de la culture souveraine par cette entrée qu’est celui de la répétition imaginée de la perte, n’a donc rien d’anecdotique. Depuis quelques années, les notions de deuils et de mélancolie sont au cœur de travaux de théorie sociale et politique qui ont contribué à renouveler au sein des « démocraties post-impériales » l’approche de la violence politique, en des termes qui ne sont plus exactement ceux du biopouvoir tels que les travaux de Michel Foucault les énonçaient. La compréhension en effet de la nation, du phénomène de la cohésion politique n’est plus seulement à entendre à travers la manière dont le pouvoir prend en charge la vie, mais dont il prend également en charge la mort corporelle, l’état cadavérique, aussi bien des morts réels que de ceux qu’il tient pour morts. La dimension fantasmatique devient elle-même partie prenante de l’imaginaire national, au-delà même de ce que Benedict Anderson entendait dans le cadre de cette communauté imaginée pour laquelle chaque individu était prêt à se sacrifier parce que la nation relevait d’une puissance de fraternisation avec un anonyme familier qui partageait les mêmes traditions et les mêmes cultures. Désormais, dans les sociétés multiculturelles postcoloniales, l’anonyme familier a perdu de son caractère de galvanisation et le fait même de reconnaître qui est des « nôtres » et participe de l’ « homo nationalis » est devenu l’une des principales dynamiques des constructions identitaires nationales qui recherchent au sein même des communautés ce qui leur est étrangère. Suite aux attaques du 11 septembre, ce fut d’abord, dans le champ philosophique, Judith Butler qui réinterrogea les processus de création de déni de certaines morts d’indésirables, conduisant par là à l’affirmation d’un double déni : de reconnaissance du décès d’abord par la non-identification nominative de certains corps dans les journaux nationaux et les notices nécrologiques, et de reconnaissance de vie digne ensuite. Il y aurait ainsi dans le cadre des nations blessées - dans leur sentiment d’invulnérabilité - des processus par lesquels certaines vies et certaines morts seraient dignes d’être vivables et d’être pleurées au mépris de ces autres dont on ne sait pas très bien s’ils font partie de nous. Que ce soit dans sa lecture magistrale d’Antigone de Sophocle qui élève au rang du mythe cette question proprement politique des funérailles nominatives, au-delà donc de l’interprétation stérile en termes de lutte de la tradition contre la loi, ou que ce soit dans Vie précaire, Butler s’empare de la thématique de la vulnérabilité pour repenser l’analogie bien connue entre le corps politique et les corps faits chair, exposés, susceptibles d’être blessés, mais également susceptibles de composer avec d’autres corps. Que perd le corps lorsqu’il perd un proche, un des siens ? Quelle puissance y a-t-il à renoncer à l’immunité et à se reconnaître vulnérable, susceptible de « perdre » ?
            De la même manière, Paul Gilroy évoque la « mélancolie postcoloniale » au sein des démocraties libérales, anciennes puissances coloniales, qui au sortir de la deuxième guerre mondiale ont dû faire face à l’afflux des anciens sujets de l’empire, ceux-là même qu’elles avaient perdu, les obligeant ainsi à retenir en leur sein l’objet signifiant – douloureux - de leur perte. S’appuyant sur la notion de « mort sociale », Paul Gilroy établit alors les tenants de cette mélancolie inédite de la nation, qui ne renvoie pas tout à fait à ces tendances névrotiques mis à jour par Freud, pour lequel la neurasthénie correspondait à l’un des symptômes d’identification les plus remarquables. A l’inverse, la mélancolie postcoloniale est active et conduit à frapper d’inexistence ce qui est encore en vie, à rendre invisible une présence qui rappelle une défaite et une perte, conduisant par là au blues cette fois-ci de ces invisibles racisés et sexualisés au sein d’une nation qui refuse de les incorporer autrement que sur le mode dévastateur du « cannibalisme psychologique ». En privilégiant une approche psychanalytique, philosophique, anthropologique et linguistique, nous aimerions donc proposer pour cette première séance une discussion autour de la manière dont ces problématiques du deuil et de la mélancolie postcoloniale contribuent à repenser le champ de la mémoire au sein de démocraties qui ont vécu la perte de l’empire et de leur centralité comme un traumatisme.

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