Séminaire de Recherche transversale
"Mémoires dominées et créations critiques
dans les sociétés post-traumatiques"
Recherche sur les Rationalités Philosophiques et les Savoirs - Centre d'Anthropologie Sociale –
Cultures Anglo-saxonnes – Patrimoine, Littérature, Histoire – Lettres Langues et Arts
Séance du 30 NOVEMBRE 2012
Deuil et mélancolie postcoloniale
11h00-13h00, Salle OBM4 (derrière la Maison de la Recherche)
Coordination de la séance : N. Ajari, H. Bentouhami, G. Sibertin-Blanc (ERRAPHIS)
11h.
Guillaume Sibertin-Blanc – « De la nécropolitique à la mélancolie
postcoloniale : comment faire le deuil de la puissance ? »
11h30. Hourya Bentouhami – « Apparition et disparition : les visages et les noms de la nation (Butler, Gilroy, Levinas) »
12h-13h : Discussions
Deuil et mélancolie sont le symptôme de la fin d’un monde, de
l’effondrement d’une présence dans laquelle chacun se trouvait comme
prolongée. C’est à ce titre symptomatique que ces deux situations font
souvent l’objet d’une confusion, tant ces deux termes renvoient à la
perte d’un objet aimé. Et pourtant, comme l’indiquait Freud, le savoir
de la perte n’est pas le même dans les deux cas, l’endeuillé étant
inséré au sein d’un rituel reconnaissable de détachement par rapport à
ce qui a été perdu, alors que le mélancolique est celui-là, inconsolable
per se, qui ne sait pas ce qu’il a perdu et qui retient par conséquent
la mémoire d’une grandeur dont il n’a pas le souvenir propre. L’enjeu
d’une approche politique de la tension existant entre ces deux termes
est de taille dès lors que ceux-ci engagent les conditions de narration
d’une mémoire collective, en même temps qu’ils permettent de comprendre
les processus par lesquels certaines formes d’altérisation sont
produites dans le discours de la nation. Comprendre les phénomènes de la
nation, de la culture souveraine par cette entrée qu’est celui de la
répétition imaginée de la perte, n’a donc rien d’anecdotique. Depuis
quelques années, les notions de deuils et de mélancolie sont au cœur de
travaux de théorie sociale et politique qui ont contribué à renouveler
au sein des « démocraties post-impériales » l’approche de la violence
politique, en des termes qui ne sont plus exactement ceux du biopouvoir
tels que les travaux de Michel Foucault les énonçaient. La compréhension
en effet de la nation, du phénomène de la cohésion politique n’est plus
seulement à entendre à travers la manière dont le pouvoir prend en
charge la vie, mais dont il prend également en charge la mort
corporelle, l’état cadavérique, aussi bien des morts réels que de ceux
qu’il tient pour morts. La dimension fantasmatique devient elle-même
partie prenante de l’imaginaire national, au-delà même de ce que
Benedict Anderson entendait dans le cadre de cette communauté imaginée
pour laquelle chaque individu était prêt à se sacrifier parce que la
nation relevait d’une puissance de fraternisation avec un anonyme
familier qui partageait les mêmes traditions et les mêmes cultures.
Désormais, dans les sociétés multiculturelles postcoloniales, l’anonyme
familier a perdu de son caractère de galvanisation et le fait même de
reconnaître qui est des « nôtres » et participe de l’ « homo
nationalis » est devenu l’une des principales dynamiques des
constructions identitaires nationales qui recherchent au sein même des
communautés ce qui leur est étrangère. Suite aux attaques du 11
septembre, ce fut d’abord, dans le champ philosophique, Judith Butler
qui réinterrogea les processus de création de déni de certaines morts
d’indésirables, conduisant par là à l’affirmation d’un double déni : de
reconnaissance du décès d’abord par la non-identification nominative de
certains corps dans les journaux nationaux et les notices nécrologiques,
et de reconnaissance de vie digne ensuite. Il y aurait ainsi dans le
cadre des nations blessées - dans leur sentiment d’invulnérabilité - des
processus par lesquels certaines vies et certaines morts seraient
dignes d’être vivables et d’être pleurées au mépris de ces autres dont
on ne sait pas très bien s’ils font partie de nous. Que ce soit dans sa
lecture magistrale d’Antigone de Sophocle qui élève au rang du mythe
cette question proprement politique des funérailles nominatives, au-delà
donc de l’interprétation stérile en termes de lutte de la tradition
contre la loi, ou que ce soit dans Vie précaire, Butler s’empare de la
thématique de la vulnérabilité pour repenser l’analogie bien connue
entre le corps politique et les corps faits chair, exposés, susceptibles
d’être blessés, mais également susceptibles de composer avec d’autres
corps. Que perd le corps lorsqu’il perd un proche, un des siens ? Quelle
puissance y a-t-il à renoncer à l’immunité et à se reconnaître
vulnérable, susceptible de « perdre » ?
De
la même manière, Paul Gilroy évoque la « mélancolie postcoloniale » au
sein des démocraties libérales, anciennes puissances coloniales, qui au
sortir de la deuxième guerre mondiale ont dû faire face à l’afflux des
anciens sujets de l’empire, ceux-là même qu’elles avaient perdu, les
obligeant ainsi à retenir en leur sein l’objet signifiant – douloureux -
de leur perte. S’appuyant sur la notion de « mort sociale », Paul
Gilroy établit alors les tenants de cette mélancolie inédite de la
nation, qui ne renvoie pas tout à fait à ces tendances névrotiques mis à
jour par Freud, pour lequel la neurasthénie correspondait à l’un des
symptômes d’identification les plus remarquables. A l’inverse, la
mélancolie postcoloniale est active et conduit à frapper d’inexistence
ce qui est encore en vie, à rendre invisible une présence qui rappelle
une défaite et une perte, conduisant par là au blues cette fois-ci de
ces invisibles racisés et sexualisés au sein d’une nation qui refuse de
les incorporer autrement que sur le mode dévastateur du « cannibalisme
psychologique ». En privilégiant une approche psychanalytique,
philosophique, anthropologique et linguistique, nous aimerions donc
proposer pour cette première séance une discussion autour de la manière
dont ces problématiques du deuil et de la mélancolie postcoloniale
contribuent à repenser le champ de la mémoire au sein de démocraties qui
ont vécu la perte de l’empire et de leur centralité comme un
traumatisme.
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